2006-07-25

Mayotte entre deux mondes

Mayotte, « collectivité départementale » française, accentue depuis quelques mois la pression sur les immigrés, venus principalement d’Anjouan, l’une des trois îles de la République des Comores, un des pays les plus pauvres d’Afrique. Se multiplient les rafles et les reconduites immédiates à la frontière, c’est-à-dire sur les boutres à destination de Moutsamoudou, la capitale d’Anjouan. Gendarmerie et police des frontières appliquent une politique de plus en plus intransigeante. Qui s’embarrasse peu des garanties consenties à tout expulsé : le droit à un coup de téléphone et à un avocat. Qui tient peu compte de la situation spécifique de chaque étranger. Comme s’il fallait battre des records au pays de tous les records : passer de près de 10 000 expulsions par an à 12 000. Mayotte détient depuis longtemps, devant la Guyane, le record des reconduites à la frontière. Et fait probablement jeu égal avec ce département quant au nombre de clandestins ou d’irréguliers (probablement 20 % à 30 % de la population).

Française ou comorienne, Mayotte ? Trois dates clés illustrent les 30 dernières années de son histoire. Quand l’archipel proclame son indépendance, en 1974, Mayotte demeure française. Vingt ans plus tard, le visa devient indispensable à tout Comorien se rendant à Mayotte, entravant les liens culturels et commerciaux qui unissent les deux îles. Mayotte, dans le même temps, avance à marche forcée vers les standards sanitaires, scolaires et sociaux de la métropole. En 2001, un référendum y annonce la transformation du territoire, sous dix ans, en département d’outre-mer. Le cinquième.

Mayotte devient, entre la partie septentrionale de Madagascar et les trois îles comoriennes, une oasis de richesse et de stabilité, au nord du canal de Mozambique. Même si l’île importe quarante fois plus qu’elle n’exporte, si son budget lui vient en quasi-totalité de France, si cette manne assure une prospérité artificielle, elle devient pour les populations alentour un véritable eldorado, un aimant dans une zone en plein désarroi politique et économique depuis les années 1990. La conjonction de l’immigration clandestine et d’un taux de natalité très africain fait passer la population de 42 000 habitants en 1975 à 160 000 en 2002 !

A côté, la République des Comores a longtemps été un Etat de coups d’Etat. De corruption et de violence. Et un pays surpeuplé, à la merci des cours erratiques de matières premières comme les huiles essentielles et les clous de girofle. Anjouan a même proclamé en 1997 son indépendance et voté son rattachement à la France. La partie méridionale d’Anjouan, le Nioumakélé, abrite des densités qui frisent les 600 habitants par kilomètre carré et un extrême dénuement. Un seul exutoire à la misère : l’émigration. Visa ou pas, la sortie, c’est l’exode vers Mayotte, distante de 80 km et visible par temps clair de la corniche de Domoni. Des agences (un des rares secteurs lucratifs de l’île) vous transportent en kwassa-kwassa, des canots à fond plat qui vous amènent aux abords de Mayotte. A vos risques et périls : une centaine de noyades par an. « Aller au paradis sans mourir avant d’arriver ! », dit un adage local.

Comme à Melilla, à Lampedusa, aux Canaries ou dans le détroit de Gibraltar, la vague africaine vers l’Europe (ou ses excroissances) ne se tarit pas. Ici, gardes-côtes, radars, rafles dans les quartiers pauvres ou chez les revendeurs à la sauvette, expulsions : rien ne décourage les rapatriés de recommencer, dès qu’ils ont rassemblé la somme nécessaire, plus modeste que pour les émigrés transsahariens. Même si l’attitude de la population mahoraise est pour le moins ambiguë : sus aux étrangers, crient les élus. Condamnée dans les discours (les Anjouanais profitent des infrastructures sociales dont leur pays est dépourvu), l’immigration est tellement pratique au quotidien : domesticité corvéable à merci, manutentionnaires et maçons si bon marché !

« Nos Départements d’Outre-Mer doivent s’intégrer à leur environnement géographique », répètent les officiels français. Le tout répressif tourne le dos à cette antienne. Faute de co-développement, de coopération avec les voisins, c’est « l’environnement géographique » qui s’impose à Mayotte. Avec frénésie. La répression est brutale. Une stratégie du bunker qui préserve à peine le court terme. Et développe autant les atteintes aux droits humains que les injustices ou les aberrations économiques.

Christophe Wargny
Le Monde Diplomatique
mercredi 19 juillet 2006

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